Comment s’organise la résistance au narcotrafic
Par Manuel Pavard
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À Échirolles, la mairie PCF a fait évacuer l'immeuble le Carrare, point de deal majeur du centre-ville, qui reste fermé jusqu'à nouvel ordre, dans l'attente de travaux indispensables. Si la décision n'a pas éloigné définitivement les dealers, la ville ne baisse pas les bras et a même lancé une pétition pour demander à Emmanuel Macron l'ouverture d'un commissariat de plein exercice.

La mesure est aussi radicale qu’inhabituelle, et même inédite dans la région. Pour tenter de démanteler le point de deal du Carrare, voisin de l’école de journalisme, en plein centre d’Échirolles, la ville a tout simplement décidé d’évacuer l’immeuble de ses habitants. Le 24 septembre, la maire PCF Amandine Demore a ainsi signé deux arrêtés rendant inhabitable le bâtiment, déjà fortement dégradé par les dealers. Trois semaines étaient données aux copropriétaires pour effectuer les travaux de sécurisation.
La vingtaine d’habitants occupant l’un des 82 logements (studios et T1) de la résidence ont été relogés, à l’hôtel pour la plupart. Depuis, le délai initial a expiré. Le bilan, lui, est à la fois imparfait et encourageant. Sans surprise, ces trois semaines n’ont pas suffi à permettre la réouverture du Carrare, faute de travaux engagés par la copropriété à la date du 15 octobre. L’édile a donc annoncé que le bâtiment restait « fermé pour raison de danger permanent de mort » – en l’occurrence des risques d’incendie et électriques.
Dos au mur, les copropriétaires, réunis en assemblée générale trois jours plus tard, ont finalement voté pour la réalisation de ce chantier, dont la facture est estimée entre 50 000 et 70 000 euros. Pas de date fixée à ce stade. Mais cela se comptera certainement en mois. Reste une question cruciale. Quid du point de deal ? Car les dealers n’ont pas tardé à réinvestir les lieux.
Difficile en effet pour un réseau d’abandonner un spot si lucratif – un chiffre d’affaires quotidien de 10 à 15 000 euros – et « idéalement situé, tout proche de la rocade sud », souligne le chef de la police municipale Gilles Bonaventura. Si le jeu du chat et de la souris entre guetteurs et policiers est donc loin d’avoir cessé, Amandine Demore entraperçoit de premiers résultats.
Ce n’est certes pas encore très spectaculaire. Mais « le point de deal est largement fragilisé aujourd’hui », assure la maire d’Échirolles. La pression croissante des forces de l’ordre a « privé les trafiquants de l’accès à certains appartements, qui étaient devenus une basse arrière logistique », explique-t-elle. Ces derniers ont dû chercher « un nouvel emplacement stable » dans le centre-ville. Sans succès pour l’heure.
Décidée à poursuivre dans cette voie, Amandine Demore le promet : « Nos interventions régulières continueront aussi longtemps que nécessaire. » Elle reste néanmoins lucide. Toute politique municipale, aussi volontariste soit-elle, finit par se heurter à un mur sans les moyens nécessaires. En matière de prévention comme de sécurité publique. C’est pour cela que l’élue communiste a adressé, en août, un courrier à Emmanuel Macron. La réponse du chef de l’État lui est parvenue mi-octobre. « Le président de la République accorde 28 effectifs supplémentaires de police pour la zone de police de l’agglomération. C’est une satisfaction, mais c’est très largement insuffisant », affirme-t-elle. « Selon les syndicats, il manque une centaine de policiers. »
Amandine Demore se bat pour obtenir un nouveau « commissariat de plein exercice à Échirolles et le rétablissement d’une vraie police de proximité ». Actuellement, le poste de police de la commune est seulement « ouvert quelques heures par jour, juste pour déposer plainte. Et pas pour faire partir des patrouilles », déplore la maire. Pour elle, « il faut qu’on puisse avoir des agents en nombre suffisant sur le territoire, présents 24 heures sur 24 ».
Vingt-huit policiers nationaux. Il en manque une centaine
Le premier refus d’Emmanuel Macron n’a pas découragé l’édile, repartie à la charge. Elle a ainsi lancé une pétition pour demander au président de la République l’ouverture de ce commissariat. Le 25 octobre, celle-ci avait déjà recueilli plus de 1 700 signatures (en ligne et sur papier). Un courrier doit également être envoyé à tous les Échirollois afin de les inciter à signer.
Pour appuyer cette revendication, Amandine Demore s’est associée à Éric Piolle et David Queiros, maires de Grenoble et Saint-Martin‑d’Hères. Les deux communistes et l’écologiste ont écrit aux ministres de l’Intérieur et de la Justice, dans un contexte de recrudescence des violences avec deux morts par balle, fin octobre, à Saint-Egrève et Grenoble.
Outre l’installation d’un commissariat à Échirolles, le trio réclame notamment l’arrivée de « cent policiers nationaux supplémentaires », le renforcement des moyens d’enquête et d’investigation, « un plan local ambitieux de prévention de la délinquance et de réinsertion des personnes condamnées » ou encore l’affectation de « moyens et personnel supplémentaires au tribunal de Grenoble ». Une réponse attendue face à « l’emprise grandissante du trafic de stupéfiants ».

La Cuisinière, dans le parc qui borde la cité, le 18 septembre dernier, un spectacle de la Cie Tout en vrac.
Jour après jour, faire flèche de tout bois
À Saint-Martin‑d’Hères, dans la cité Renaudie, agir contre le deal, c’est au quotidien. Un travail de longue haleine, non sans effets.
« Le deal, c’est une nuisance ; ça crie, ça occupe le terrain… » Dans la cité, le constat est unanime. À Renaudie, on a pourtant le sentiment que ça ne se passe pas tout à fait comme ailleurs.
Ce qui change ? La vitalité associative, peut-être en premier lieu. L’espace public reste… public. On y fait de la mosaïque, du sport, on assiste à des spectacles. On se rend au centre de santé, à l’école, à la poste, au parc…
Le fait des habitants du quartier, mais aussi d’institutions, de la municipalité notamment. Conserver pour tous la jouissance de l’espace public ne va pas de soi. L’aménagement de la place Étienne-Grappe en est une illustration. Des venelles – l’idéal pour fuir un contrôle de police – ont été fermées, des obstacles matériels aménagés. La place est aujourd’hui débarrassée du trafic – qui s’est déplacé, moins en vue. Des parkings souterrains ont été repris aux trafics et incivilités qui les rendaient inaccessibles. Dans l’un d’entre eux, une champignonnière ; des réfections dans d’autres, désormais utilisés. Et les immeubles sont en pleine rénovation.
Un dialogue parfois possible
Travail de longue haleine sur l’urbanisme ; action concertée avec les polices nationale et municipale, aussi. Une présence fréquente, inopinée, qui gêne le trafic, même si c’est par nature temporaire. Des interventions généralement approuvées ; par delà quelques comportements perfectibles. « Tout ça contribue à un rapport de force dont les dealers sont obligés de tenir compte », estime un habitant. Ce qui induit des rapports de « conflictualité basse », si l’on peut dire.
« J’ai discuté avec un guetteur ; il était terrifié par ce qu’il faisait pour survivre, avec un diplôme universitaire, mais réfugié sans papiers, il ne pouvait travailler ; 80 euros pour une journée de 10 h », nous raconte ainsi une habitante. Pas une généralité, mais ça existe. Et témoigne d’un possible dialogue qui parfois désamorce des situations susceptibles de dégénérer.
Pas d’angélisme pour autant. Nos interlocuteurs témoignent sous couvert d’anonymat. Personne ne pense que l’on peut, comme ça, fermer un point de deal connu dans l’agglomération… et fréquenté par des consommateurs. La question est nationale. Donner les moyens nécessaires aux enquêteurs et aux douanes de lutter contre les circuits financiers et l’organisation des réseaux, plutôt que des coups de communication. Ouvrir un avenir aux jeunes des quartiers populaires. Réellement lutter contre les discriminations.
On en est loin. Mais c’est une autre histoire.

La vitalité associative du quartier
Mozaïkafé a ouvert ses portes en 2006, dans un local municipal, sur l’avenue du 8 Mai 1945, au cœur du quartier. Café associatif, on s’y retrouve pour un repas, un atelier, un concert… Par et pour les habitants, selon la formule consacrée. Renaudie, c’est aussi Citadanse. La danse et la culture hip hop, avec des ateliers – dès 4 ans – et des événements, parfois à l’Heure bleue, la salle de spectacle qui jouxte Renaudie. Il faut encore évoquer les festivals concoctés par Baz’arts – c’était cette année la treizième édition du festival de quartier Foul’Baz’Arts et la quatrième du Grand Baz’Arts des petits. À noter encore la multiplicité des clubs sportifs martinérois auxquels les enfants de Renaudie ont un large accès.

La nouvelle « guerre des gangs » a déjà fait six morts
La lutte pour le contrôle des points de deal entre trafiquants a été émaillé de plusieurs dizaines de règlements de comptes en 2024. Bilan, six morts depuis le début de l’année, dont un adolescent de 15 ans, le 22 octobre.
Jusque-là, les victimes aussi jeunes semblaient plutôt l’apanage de Marseille. Mais le 22 octobre, un adolescent de 15 ans a perdu la vie, tué d’une balle dans la tête, dans une fusillade visant le point de deal du quartier Hoche, en plein centre-ville de Grenoble. Le sixième décès directement imputable au narcotrafic en 2024.
Déjà connu de la justice pour des faits liés au trafic de stupéfiants, « il avait été placé dans un établissement éducatif à Corenc et avait fugué hier soir », a expliqué le procureur de la République Eric Vaillant lors d’un point presse avec le préfet et le directeur interdépartemental de la police nationale (DIPN), au lendemain du drame.
Cette fusillade, dans laquelle a également été blessé un adolescent de 17 ans, témoigne clairement du « rajeunissement observé sur les points de deal » de l’agglomération grenobloise, souligne le magistrat. Des faits survenus en outre deux jours après l’assassinat d’un homme de 47 ans, tué par balle devant son domicile, à Saint-Egrève, le 20 octobre.
Cette fois, la victime n’avait aucun lien identifié avec le trafic de drogue. Surnommé « Bibiche », ce gérant d’une entreprise de sécurité, longtemps impliqué dans des associations et des missions de médiation, était très apprécié dans le quartier Mistral, d’où il était originaire. Une simple victime collatérale ? L’enquête a en tout cas révélé un élément : « Une partie de sa famille était connue pour tenir le point de deal du quartier Hoche », précise le procureur.
Si les conclusions sont encore prématurées, sa mort pourrait donc s’inscrire dans un contexte plus global. « Nous soupçonnons qu’un gang cherche à prendre le pouvoir à Hoche », indique Eric Vaillant. Difficile dès lors de ne pas songer à un lien avec la fusillade du 22 octobre, place André-Malraux.
Un chiffre annuel de trois à onze millions d’euros
Pour les réseaux de trafiquants, un point de deal de ce type est « très rémunérateur », pouvant générer « plus de 10 000 euros par jour, voire jusqu’à 30 000 euros », selon le magistrat. Soit un chiffre d’affaires annuel de 3 à 11 millions d’euros. Mais pourquoi une telle explosion depuis le début de l’année, avec une cinquantaine de faits de violence potentiellement dus au narcotrafic (dont 23 de façon certaine), selon le parquet ?
Différents motifs ont été avancés pour expliquer ce retour de la « guerre des gangs », après la série de règlements de compte ayant fait une dizaine de morts en 2007–2008. Sortie de prison de plusieurs acteurs du trafic ; assassinat de l’ancien caïd grenoblois Mehdi Boulenouane en mai, en Seine-Saint-Denis, deux mois après sa sortie de prison ; recomposition du « milieu »… Sans doute un peu de tout cela.
Le parquet assure « ne pas baisser les bras ». Début octobre, 81 personnes ont ainsi été impliquées lors d’un vaste coup de filet contre le trafic dans la métropole. « Ma grande crainte, c’est que le narcotrafic infiltre encore plus la société », avoue Eric Vaillant. « Comme les mauvaises herbes, il faut couper ! »