MC2 — Grenoble. Le Funambule (Jean Genet / Philippe Torreton)
Par Régine Hausermann
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Après l’entrée en scène de Jean Genet alias Philippe Torreton, qui se dirige vers le compteur électrique mais ne réussit pas à éclairer l’espace instantanément, on devine une forme enfouie sous de gros draps écrus couvrant un lit de camp. C’est à lui que s’adresse le poète, l’invitant à dompter son fil. « Chaque matin, avant de commencer ton entraînement, quand il est tendu et qu’il vibre, va lui donner un baiser. Demande-lui de te supporter, et qu’il t’accorde l’élégance et la nervosité du jarret. À la fin de la séance, salue-le, remercie-le. Alors qu’il est encore enroulé, la nuit, dans sa boîte, va le voir, caresse-le. Et pose, gentiment, ta joue contre la sienne. » L’art comme substitut de l’amour.
L’acrobate se lève, ne dit rien, écoute. Il boite. Fracture de fatigue ? Corps surmené ? Le poète continue à exhorter son amant à l’excellence, à danser seul devant tous, non par coquetterie, non par narcissisme, mais pour défier la mort. « J’ajoute pourtant que tu dois risquer une mort physique définitive. La dramaturgie du Cirque l’exige. Il est, avec la poésie, la guerre, la corrida, un des seuls jeux cruels qui subsistent. »

L’échauffement terminé, vient le moment de la représentation. Julien Posada est un authentique fildefériste qui offre au public un intense moment de défi à la pesanteur. Lisant le texte après le spectacle, ce passage définissant le statut du public nous retient : « Le public — qui te permet d’exister, sans lui tu n’aurais jamais cette solitude dont je t’ai parlé — le public est la bête que finalement tu viens poignarder. Ta perfection, avec ton audace vont, pour le temps que tu apparais, l’anéantir. »
Jamais les corps des deux hommes ne se touchent. À deux reprises, le poète est tenté d’effleurer le corps de son amant. Mais y renonce. Il parle, continue à parler, à accumuler les injonctions à l’impératif, sur un ton qui finit par être didactique et à créer une relation maître-élève, à faire de l’élève sa chose qui ne prononcera qu’une seule phrase. Pourtant Jean Genet termine en précisant qu’il ne s’agissait que de conseils : « Il s’agissait de t’enflammer, non de t’enseigner. » Hum !
Son numéro terminé, le bel amant au corps musclé se recouche, après avoir allumé des cierges autour de son lit de camp qu’il a entouré de livres. Dernier sommeil ? Cette mise en scène évoque le linceul et la mort.

Éclairages
Le Funambule a été écrit au printemps 1957 et publié pour la première fois en 1983. À la fin de l’année 1956, Jean Genet a 46 ans. Il rencontre un jeune garçon de piste un peu acrobate, Abdallah Bentaga, 18 ans, dont il tombe amoureux. Il veut l’aider à devenir un grand funambule en lui payant une formation dans les plus grands cirques, en France et en Europe où ils ont fui pour qu’Abdallah échappe au service militaire.
Comme Pygmalion, Genet sculpte sa créature, trace son avenir vers la perfection… jusqu’à la chute lors d’une représentation au Koweit. « Si tu tombes, tu mériteras la plus conventionnelle des oraisons funèbres », écrit-il un an plus tard. C’en est fini des espoirs de Genet qui entretient le jeune homme avant de le quitter en 1962. Deux ans plus tard, Abdallah se tranche les veines après avoir étalé autour de son lit les œuvres de son maître ainsi que la somme consacrée à Genet par Jean-Paul Sartre, abondamment annotée : Saint Genet, comédien et martyr.
C’est après le spectacle que notre curiosité nous a révélé ces faits et a donné au texte et au spectacle une dimension plus tragique, plus cruelle encore. Enfant de l’assistance publique, délinquant, homosexuel, écrivain classique et provocateur, Jean Genet dérange. Son écriture se fait quelquefois lyrique et caressante. Mais elle choque par sa brutalité et son cynisme. À partir de cette date, et jusqu’à sa mort en 1986, Genet n’a plus écrit de fiction ou de théâtre, se limitant à des éditos ou des essais souvent en lien avec ses engagements politiques.