MC2 — Grenoble. Le Funambule (Jean Genet / Philippe Torreton)

Par Régine Hausermann

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Philippe Torreton met en scène et interprète lui-même le texte de Jean Genet, accompagné par le compositeur et musicien Boris Boublil et le fildefériste Julien Posada. © Pascale Cholette
Jeudi 10 octobre 2024 – Troisième des dix représentations proposées à la salle Rizzardo. Le décor est ouvert sur la salle. Un vieux cirque en désordre dans lequel un poète va parler à son amant, le funambule, pendant plus d’une heure, l’exhortant à extraire la plus extrême beauté de son corps, de son art. Délivrant en fait ses réflexions sur la création artistique faite de solitude, de vie, de mort. Le poète parle, le fildefériste écoute et lui offre une séquence de son art. Le public, concentré, tente de ne pas perdre le fil d’un texte difficile, aidé par les variations musicales de Boris Boublil et la scénographie de Raymond Sarti.

Après l’entrée en scène de Jean Genet alias Phi­lippe Tor­re­ton, qui se dirige vers le comp­teur élec­trique mais ne réus­sit pas à éclai­rer l’espace ins­tan­ta­né­ment, on devine une forme enfouie sous de gros draps écrus cou­vrant un lit de camp. C’est à lui que s’adresse le poète, l’invitant à domp­ter son fil. « Chaque matin, avant de com­men­cer ton entraî­ne­ment, quand il est ten­du et qu’il vibre, va lui don­ner un bai­ser. Demande-lui de te sup­por­ter, et qu’il t’accorde l’élégance et la ner­vo­si­té du jar­ret. À la fin de la séance, salue-le, remer­cie-le. Alors qu’il est encore enrou­lé, la nuit, dans sa boîte, va le voir, caresse-le. Et pose, gen­ti­ment, ta joue contre la sienne. » L’art comme sub­sti­tut de l’amour.

L’acrobate se lève, ne dit rien, écoute. Il boite. Frac­ture de fatigue ? Corps sur­me­né ? Le poète conti­nue à exhor­ter son amant à l’excellence, à dan­ser seul devant tous, non par coquet­te­rie, non par nar­cis­sisme, mais pour défier la mort. « J’ajoute pour­tant que tu dois ris­quer une mort phy­sique défi­ni­tive. La dra­ma­tur­gie du Cirque l’exige. Il est, avec la poé­sie, la guerre, la cor­ri­da, un des seuls jeux cruels qui sub­sistent. »

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Un poète parle à son amant funam­bule. © Pas­cale Cho­lette

L’échauffement ter­mi­né, vient le moment de la repré­sen­ta­tion. Julien Posa­da est un authen­tique fil­de­fé­riste qui offre au public un intense moment de défi à la pesan­teur. Lisant le texte après le spec­tacle, ce pas­sage défi­nis­sant le sta­tut du public nous retient : « Le public — qui te per­met d’exister, sans lui tu n’aurais jamais cette soli­tude dont je t’ai par­lé — le public est la bête que fina­le­ment tu viens poi­gnar­der. Ta per­fec­tion, avec ton audace vont, pour le temps que tu appa­rais, l’anéantir. »

Jamais les corps des deux hommes ne se touchent. À deux reprises, le poète est ten­té d’effleurer le corps de son amant. Mais y renonce. Il parle, conti­nue à par­ler, à accu­mu­ler les injonc­tions à l’impératif, sur un ton qui finit par être didac­tique et à créer une rela­tion maître-élève, à faire de l’élève sa chose qui ne pro­non­ce­ra qu’une seule phrase. Pour­tant Jean Genet ter­mine en pré­ci­sant qu’il ne s’agissait que de conseils : « Il s’agissait de t’enflammer, non de t’enseigner. » Hum !

Son numé­ro ter­mi­né, le bel amant au corps mus­clé se recouche, après avoir allu­mé des cierges autour de son lit de camp qu’il a entou­ré de livres. Der­nier som­meil ? Cette mise en scène évoque le lin­ceul et la mort.

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Annette Gia­co­met­ti, Alber­to Gia­co­met­ti, Jean Genet et Abdal­lah Ben­ta­ga dans l’atelier de Gia­co­met­ti, en 1956. © Isa­ku Yanai­ha­ra / Ins­ti­tut Gia­co­met­ti

Éclairages

Le Funam­bule a été écrit au prin­temps 1957 et publié pour la pre­mière fois en 1983. À la fin de l’année 1956, Jean Genet a 46 ans. Il ren­contre un jeune gar­çon de piste un peu acro­bate, Abdal­lah Ben­ta­ga, 18 ans, dont il tombe amou­reux. Il veut l’aider à deve­nir un grand funam­bule en lui payant une for­ma­tion dans les plus grands cirques, en France et en Europe où ils ont fui pour qu’Abdallah échappe au ser­vice mili­taire.

Comme Pyg­ma­lion, Genet sculpte sa créa­ture, trace son ave­nir vers la per­fec­tion… jusqu’à la chute lors d’une repré­sen­ta­tion au Koweit. « Si tu tombes, tu méri­te­ras la plus conven­tion­nelle des orai­sons funèbres », écrit-il un an plus tard. C’en est fini des espoirs de Genet qui entre­tient le jeune homme avant de le quit­ter en 1962. Deux ans plus tard, Abdal­lah se tranche les veines après avoir éta­lé autour de son lit les œuvres de son maître ain­si que la somme consa­crée à Genet par Jean-Paul Sartre, abon­dam­ment anno­tée : Saint Genet, comé­dien et mar­tyr.

C’est après le spec­tacle que notre curio­si­té nous a révé­lé ces faits et a don­né au texte et au spec­tacle une dimen­sion plus tra­gique, plus cruelle encore. Enfant de l’assistance publique, délin­quant, homo­sexuel, écri­vain clas­sique et pro­vo­ca­teur, Jean Genet dérange. Son écri­ture se fait quel­que­fois lyrique et cares­sante. Mais elle choque par sa bru­ta­li­té et son cynisme. À par­tir de cette date, et jusqu’à sa mort en 1986, Genet n’a plus écrit de fic­tion ou de théâtre, se limi­tant à des édi­tos ou des essais sou­vent en lien avec ses enga­ge­ments poli­tiques.

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