© Victor Tonneli
Mercredi 27 mars 2024 – Une histoire de femmes, écrite, mise en scène et interprétée par des femmes. En 1856 en Angleterre, alors que la grande affaire est le passage de la comète de Haley, douze femmes sont réunies pour décider si la jeune Sally Poppi doit être pendue ou déportée vers le Nouveau Monde. Mais quelle liberté de choix ces femmes ont-elles vraiment ? Quel droit de rêver ont-elles ?
La femme giflée
Première séquence dans un subtil clair-obscur à la Georges de La Tour, évoquant La Femme à la puce du musée Lorrain de Nancy. Très beau moment pictural pour une scène de dispute entre un mari et sa femme, dans un intérieur modeste. Elle lui reproche d’avoir pris son argent. Il lui reproche d’avoir disparu depuis plusieurs semaines. D’où vient le sang qui tache sa robe ? A court de mots, il la frappe. Prélude à la thématique de la pièce – la condition féminine – et à l’intrigue – un meurtre a été commis.
© Victor Tonneli
Femmes au travail
Sur l’écran qui floutait la scène, s’affichent des images de femmes besogneuses : femme repassant, femme plumant, femme cousant ou ravaudant, femme langeant et berçant un bébé, femme pétrissant, essorant, portant une palanche… Les objets du ménage sont authentiques et situent l’action à une époque révolue. Ici, la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Elles sont d’abord saisies en plan pied, puis en plans rapprochés, puis en gros plans sur une partie du corps au travail, les mains, le dos… Rude besogne pour ces femmes qu’on dit la plupart du temps « sans profession ».
L’écran se lève sur une femme occupée à baratter le beurre, la sage-femme du village. C’est Elisabeth ou Liz, une veuve au fort caractère, qui refuse d’être la douzième femme du jury qui doit décider si une treizième femme, accusée de meurtre, doit être pendue ou déportée. L’huissier – un des deux hommes de la pièce – en pince pour elle ; il insiste, invoquant sa compétence en matière de grossesse ; car la meurtrière ne sera pendue s’il s’avère, comme elle le soutient, qu’elle est enceinte. Liz continue à refuser, jusqu’à ce qu’elle apprenne que l’accusée est Sally et que les autres femmes veulent la condamner. Elle laisse sa fille aînée prendre le relais du barattage, décidée à sauver Sally Poppi. On pense au scénario du film de Sydney Lumet (1957) Douze hommes en colère.
L’appel des jurées
Très belle séquence imaginée par la dramaturge Lucy Kirkwood. Les douze jurées sont arrivées par une des entrées du public, côté cour et attendent que le président du tribunal les appelle. A leurs vêtements, à leur démarche, on devine leur âge et leur condition sociale. Elles sont jeunes ou pas, domestiques, nobles ou bourgeoises, mères de beaucoup d’enfants et encore enceintes ou pas. Leur façon de prêter serment sur le livre sacré complète leur portrait et suscite le rire à plusieurs reprises.
Elles sont maintenant réunies dans une grande pièce dépouillée et sommairement meublée. Une fenêtre côté jardin à travers laquelle passe la rumeur de la foule qui attend le deuxième spectacle : après la pendaison du meurtrier de la petite Wax, treize ans, celle de sa complice Sally. Dans le fond, la grande cheminée, interdite pendant la délibération, qui doit se faire vite, et donc « sans boisson, sans chandelle ni feu ». Côté cour, la porte vers l’extérieur, par où l’huissier amènera Sally.
Le huis clos
Elles sont pressées, de retourner au travail, d’arracher les poireaux, de s’occuper des enfants, de faire à manger. Elles sont fatiguées et convaincues que le jury masculin a bien jugé en condamnant à mort le couple responsable du meurtre de la fille de la famille la plus riche de la ville. Elles se mettent donc à observer le ventre de Sally, à palper ses seins pour voir si le lait coule, ce qui serait une preuve irréfutable de grossesse. Tout cela sous l’œil de la société, représentée par l’huissier qui assiste aux débats sans avoir le droit d’intervenir.
La longue auscultation de Sally est coupée par des scènes récurrentes : l’ouverture de la fenêtre qui fait entrer les cris stridents de la populace ; la cheminée qui refoule sa fumée dans la pièce lorsque les femmes, gelées, veulent allumer le feu ; leurs histoires que ces femmes racontent : celle qui a eu quinze enfants, celle qui n’a pu en avoir, celle qui triche sur sa condition, celles qui ont pu échapper – ou non – aux assauts de leurs patrons. Au-delà des robes, jupons, coiffes et chapeaux qui enserrent les corps de ces femmes d’un autre temps, une proximité se noue avec aujourd’hui, d’autant que le texte joue avec les anachronismes. Progressivement la vérité de chacune émerge, créant une proximité avec Sally, qui a été complice d’un meurtre par amour, pour les beaux yeux d’un homme qui l’a fait rêver, l’a sortie de sa condition de domestique, l’espace d’un instant. Pas de place pour le rêve, le plaisir, le désir chez ces femmes dédiées à la maternité, aux soins du mari et de la famille. Et des patrons et patronnes pour les femmes du peuple.
© Victor Tonneli
Le verdict
Devant la difficulté à établir la grossesse de Sally, on fait appel au médecin. Un homme. Sans lequel ces douze femmes ne pouvaient se prononcer, faute de connaissances, puisqu’elles sont tenues dans l’ignorance. Grâce à un appareil de son invention – l’ancêtre du speculum – le médecin est formel : Sally est enceinte. Les femmes étaient prêtes à ce diagnostic et à une issue heureuse pour Sally. Liz les avait aidées à réfléchir, à mesurer leur proximité avec la jeune femme, à relativiser la portée de son acte. On comprend aussi pourquoi Liz avait bondi lorsqu’elle avait su que l’accusée était Sally. On s’attend à une fin heureuse. C’est compter sans la volonté des puissants. Elles ont voté à l’unanimité contre la mort de Sally et pourtant… Cela ne vous rappelle rien ? Un certain referendum de 2005 ! Le peuple a voté majoritairement contre mais le peuple avait tort. Une décision politique contraire a donc été décidée.
© Victor Tonneli
Bravo au travail de mise en scène de Chloé Dabert, à celui de son équipe de treize comédiennes de haute voltige et de deux comédiens. Bravo au travail sur les images et les lumières, sur les costumes qui recréent une époque et confèrent à l’ensemble une grande qualité esthétique. Sous le firmament, en attendant la comète, des femmes veulent rêver mais sont durement maintenues à leur place. A quoi rêvent les femmes du vingt-et-unième siècle ?
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