©Arnaud Bertereau

Vendredi 8 décembre 2023 – Tandis que le public s’installe dans la grande salle Georges Lavaudant, un musicien joue des airs de guitare devant l’immense rideau de fer qui sépare la salle du plateau. Le silence se fait. Sganarelle, surgit à Jardin, suivi des autres membres de la troupe qui se présentent. Le rideau peut se lever sur la mise en scène de David Bobée, nouveau directeur du théâtre du Nord, depuis février 2021. Le décor éblouit et surprend. Un chaos de statues antiques tombées à terre, tout en grisaille. Tel est le terrain de jeu de Dom Juan, champ de ruines prémonitoire.

Une distribution à la diversité affirmée. Bravo !

Dès la lecture du programme, on est frappé par la diversité d’origines que traduisent les noms des comédien·nes: deux ont une consonance bien française, d’autres évoquent l’Italie, les Pays-Bas – rien d’anormal !- d’autres évoquent la Chine, le Maghreb et l’Afrique et dans des rôles de premier plan. Une rareté !

Dom Juan, est interprété par Radouan Leflahi – 34 ans -, bel athlète au jeu très physique, plaboy en débardeur et pantalon moulant. D’origine berbère, le comédien a été élevé par sa mère, immigrée marocaine, dans la banlieue de Rouen. Au Conservatoire de la ville, il est saisi par l’amour « des beaux, des grands mots ». Il rêve de jouer les grands rôles du répertoire. En 2018, David Bobée lui confie le rôle de Peer Gynt. Aujourd’hui celui de Dom Juan.

Radouan Leflahi en Dom Juan
©Arnaud Bertereau

Sganarelle, le deuxième grand rôle de la pièce, effaré par le comportement de son maître, est tenu avec élégance, drôlerie et finesse – selon les scènes – par le longiligne acteur et chanteur Shade Hardy Garvey Moungondo. Né en 1999 au Congo, il commence le théâtre en créant une compagnie à Pointe-Noire. Le proviseur du lycée Mpaka repère son talent et le fait jouer en partenariat avec l’Institut Français du Congo. En 2018, après des expériences diverses, il rencontre le metteur en scène David Bobée venu à Pointe-Noire pour créer un projet initié par le CDN de Normandie-Rouen et l’Institut français du Congo. En 2021, David Bobée lui propose un rôle dans une de ses créations au CDN de Normandie-Rouen. En 2022, il impressionne dans le rôle de Sganarelle.

Le duo de paysans qui – chez Molière – parlent en patois, échangent ici en mandarin (surtitré)! Ils sont en effet interprétés par deux acteurs chinois qui parlent aussi français lorsqu’ils échangent avec Dom Juan ou Sganarelle. Charlotte jouée par Xiao Yi Liu charme Dom Juan – et le public – par ses performances chorégraphiques. Son Pierrot – Jin Xuan Mao – qui a sauvé Dom Juan de la noyade est lui aussi l’objet du désir du « grand seigneur méchant homme » qui réussit à le troubler.

Autre liberté, Dom Louis le père de Dom Juan, est remplacé par une femme, ce qui ne nuit en rien à la pertinence du personnage et rééquilibre les rôles selon le genre.

Shade Hardy Garvey Moungondo en Sganarelle.
©Arnaud Bertereau

David Bobée est engagé en faveur de la diversité dans le monde culturel. En avril 2016, il a été à l’initiative de l’association « Décoloniser les arts » aux côtés de Françoise Vergès, Eva Doumbia, Marine Bachelot Nguyen… « Il faut se rendre compte que le monde de la culture en France est raciste. Ce n’est pas un racisme de haine. C’est un racisme d’omission. Un racisme d’oubli. Une partie de la population est systématiquement ignorée. Il faut remédier à cela si l’on veut que la culture s’adresse à tous. » Entretien donné à Sceneweb.fr

Dom Juan déboulonné

« En relisant Dom Juan, j’ai réalisé que chaque scène qui compose cette pièce représente quelque chose contre lequel je lutte depuis toujours. Dom Juan est tour à tour classiste, sexiste, glottophobe (1), dominant… », écrit David Bobée dans sa note d’intention.

Le personnage de Dom Juan a suscité bien des interprétations au cours du temps. Ce sont tantôt ses aspects négatifs – et ils sont nombreux – qui prévalent : séducteur, homme à femmes, volage, menteur, manipulateur, cynique, impie et hypocrite, fils indigne, convaincu de sa toute-puissance. Tantôt sa dimension transgressive : l’esprit fort qui croit que « deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit », ose secouer les traditions – mariage, honneur, famille -, se moque des superstitions et défie le Ciel.

Dans la mise en scène de David Bobée, Dom Juan nous met rapidement mal à l’aise. Trop d’assurance, trop de mépris des femmes, réduites à leur statut d’objet sexuel. Est-ce le rapprochement avec les sujets qui sont venus sur le devant de l’actualité qui nous le rendent si toxique? Impossible de ne pas penser à Gérard Depardieu dont le magazine Complément d’enquête vient, en ce début décembre, de révéler le comportement et les propos obscènes envers les femmes, plusieurs l’accusant de viol. Impossible de ne pas penser aux autres prédateurs – hommes puissants des médias – dénoncés pas des femmes qui ont réussi à faire craquer le mur du silence pour témoigner des viols subis. Impossible de ne pas penser aux féminicides.

Dom Juan devient alors l’archétype du mâle dominant ayant un sentiment de supériorité quel qu’en soit le domaine : la maîtrise du corps des femmes – et des hommes – , l’humiliation du mendiant qui refuse de jurer, la virtuosité maligne dont il use avec son créancier M. Dimanche pour ne pas le payer, la duplicité avec sa mère, l’hypocrisie tous azimuts… Rien à sauver !

Dom Juan semble pris d’une sorte de frénésie dans laquelle il s’autodétruit, jouisseur sauvage éparpillant la nourriture du banquet final.

« N’étant pas croyant, je n’ai pas besoin de recourir au fantastique du final pour arrêter ce prédateur, nul besoin d’un Deus ex machina pour abattre Dom Juan, il s’en charge bien tout seul. » Pas d’intervention de la transcendance dans le dénouement de David Bobée. Pas de héros foudroyé par le Ciel pour tant d’impiété. Mais une femme du peuple, Charlotte, qui l’abat d’un coup de pistolet, devant tous ceux et toutes celles qu’il a trompé·es.

La statue est tombée. L’heure est au consentement et au respect mutuel. Fin de la domination masculine ! L’ère de Dom Juan est révolue. Et la salle d’applaudir.

(1) Terme forgé en 1998 par le sociolinguiste Philippe Blanchet pour désigner une forme de discrimination linguistique à l’encontre d’une personne en raison de sa façon de parler une langue (accent régional) ou de l’emploi d’une langue peu valorisée (langue régionale, langage des jeunes…).

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