MC2-Grenoble – Le Crocodile trompeur Didon et Énée. Version loufoque et baroque de l’opéra de Purcell

Par Régine Hausermann

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© Victor Tonelli

Jeudi 4 mai 2023 – Un parfum de printemps flotte sur le parvis de la MC2. Des lycéen·nes, assis sur les marches, profitent de la douceur du soir avant de rentrer dans le Grand Théâtre. Pour certain·es, ce sera une première sans doute. Et un choc ! Même si leurs professeur·es les avaient alerté·es sur l’originalité de la mise en scène. L’opéra de Purcell certes, le tragique de la passion à son acmé. Mais aussi une série d’intermèdes foisonnants et loufoques bricolés en toute liberté par Samuel Achache, Jeanne Candel et Florent Hubert. On est surpris, ému. On rit. On est quelquefois déconcerté mais les arias de Purcell sont sublimes.

Bur­lesque et tra­gique Devant le rideau de scène fer­mé, un comé­dien s’avance sur le pla­teau, mani­feste son désir de par­ler. Le public se tait. Des inter­mit­tents ? De la réforme des retraites ? C’est Florent Hubert, le direc­teur musi­cal, qui, pen­dant une dizaine de minutes, dans la salle éclai­rée, déve­loppe des consi­dé­ra­tions mathé­ma­tiques sur l’harmonie des sphères et l’aventure de Jonas dans le ventre de la baleine. Quel rap­port avec la tra­gé­die de Didon ? Que l’harmonie n’est pas de ce monde ? Que les amours ne peuvent durer ? Deuxième tableau, un groupe musi­ciens fait irrup­tion, s’installe tant bien que mal sur des sièges dépa­reillés. Les pre­miers accords hésitent entre jazz et baroque. Les ins­tru­ments à cordes — vio­lon, gui­tare, contre­basse – servent aus­si de per­cus­sions et sont accom­pa­gnés de cuivres, saxo­phone et cla­ri­nette. La mélo­die de l’ouverture de l’opéra émerge. Belin­da en robe vieux rose cherche à ras­su­rer Didon :  « Chas­sez ce nuage de votre front, le Des­tin comble vos sou­haits. L’empire s’accroît, les plai­sirs affluent, la For­tune vous sou­rit, sou­riez de même. » Mais Didon — Judith Chem­la en robe bleue — éper­due d’amour est inquiète. La reine de Car­thage craint que son amour pour Enée, le valeu­reux héros troyen ne soit contra­rié par les dieux ou les élé­ments. Enée doit par­tir pour fon­der la ville de Rome. Le rideau s’ouvre alors sur un chan­tier com­po­sé de mon­ti­cules, de planches, de gra­vats… sur­mon­té d’un lustre de cris­tal qui oscille for­te­ment. Un champ de ruines pré­mo­ni­toire ? La mise en scène conti­nue à cou­per la trame de l’opéra de Pur­cell par des gags sou­vent hila­rants. Le plus réus­si sans doute, étant ce chef d’orchestre col­lé à sa planche et défiant les lois de la pesan­teur.
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© Vic­tor Tonel­li

A l’instar de ce comé­dien, musi­cien et chan­teur talen­tueux, les douze inter­prètes poly­va­lents se révèlent très doués. On applau­dit. Le bur­lesque ne sape pas pour autant l’intensité du tra­gique. Il mani­feste la fra­gi­li­té des sen­ti­ments. Et lorsque les airs de Pur­cell s’impose, on fré­mit avec Judith Chem­la jusqu’au célé­bris­sime air final et la mort annon­cée de Didon, aban­don­née : « Thy hand, Belin­da, dark­ness shades me, On thy bosom let me rest, More I would, but Death invades me ; Death is now a wel­come guest. When I am laid in earth, May my wrongs create No trouble in thy breast ; Remem­ber me, but ah ! for­get my fate. » Le cro­co­dile trom­peur On s’interrogeait sur l’origine du titre rete­nu par les créa­teurs du spec­tacle. La réponse vient à la toute fin, dans une réplique de Didon qui répond dure­ment à Enée jus­ti­fiant son départ par un décret des dieux : « Ain­si sur les rives fatales du Nil pleure le cro­co­dile trom­peur. Ain­si les hypo­crites, cou­pables de meurtre, en rendent le ciel et les dieux res­pon­sables. » En somme Didon accuse Enée de ver­ser des « larmes de cro­co­dile ».
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© Vic­tor Tonel­li

Réécri­ture col­lec­tive Créé à la fin du 17e siècle, Didon et Énée est com­po­sé sur un livret de Nahum Tate, lui-même ins­pi­ré par l’Énéide de Vir­gile. Jeanne Can­del, Samuel Achache et leurs com­plices du col­lec­tif La Vie brève signent une nou­velle réécri­ture. Ils ont « entre­pris un tra­vail de réap­pro­pria­tion de l’œuvre de Pur­cell pour pou­voir la jouer » mais ils reven­diquent la liber­té de « trans­for­mer cer­tains aspects, de contrac­ter ou éti­rer cer­taines durées ». Fon­dé en 2009 à Paris, La Vie brève est un « ensemble » qui fait de l’opéra avec les moyens du théâtre, met­tant la musique sur scène et en scène. Acteurs, musi­ciens, met­teurs en scène, scé­no­graphe, cos­tu­mier, tech­ni­ciens, se retrouvent régu­liè­re­ment pour des périodes de recherche et de créa­tion. Leur écri­ture poly­pho­nique décloi­sonne les fonc­tions et les tech­niques des per­sonnes qui font les spec­tacles de la com­pa­gnie. La ques­tion essen­tielle posée lors des répé­ti­tions : com­ment la musique et le théâtre « tressent l’action » simul­ta­né­ment ? Ce qui les conduit à expé­ri­men­ter des pro­ces­sus de recherches très variés, des formes libé­rées de tout dogme.

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