MC2-Grenoble. « Dark was the night », création d’Emmanuel Meirieu, artiste associé

Par Régine Hausermann

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Image principale
 © Pascal Gely

« Je voudrais que tous mes spectacles soient des monuments aux oubliés, aux abandonnés, aux sans-traces, à tous ceux que la Grande Histoire broie, puis efface, ceux qu’elle ne racontera jamais. Ces derniers dont je voudrais faire, le temps d’une représentation, les premiers. » Cette profession de foi d’Emmanuel Meirieu donne la tonalité de son dernier spectacle, sombre et grave.

La salle René Riz­zar­do accueillait, du 4 au 6 octobre, le nou­veau spec­tacle d’Emmauel Mei­rieu, auteur, met­teur en scène et direc­teur de la com­pa­gnie Le Bloc opé­ra­toire. Nous avions vu le décor en construc­tion trois semaines plus tôt, après un petit-déjeu­ner de presse auquel par­ti­ci­pait l’artiste asso­cié à la MC2. Un relief en pente. Une forêt, des ruches, côté jar­din, un ter­rain vague déso­lé, côté cour. Les tech­ni­ciens s’affairent, ins­tallent une rigole qui devra être imper­méable, au bas du ter­rain vague. Ce soir d’octobre, le public est sai­si par la beau­té et la lumi­no­si­té du rideau de scène aux cou­leurs chaudes repré­sen­tant la nature dans toute sa splen­deur. Une voix off, douce, au rythme lent, évoque l’histoire vraie dans laquelle s’inscrit le spec­tacle, la sonde Voya­ger 2. La voix magni­fiant la poé­sie du texte d’Emmanuel Mei­rieu et la musique ori­gi­nale de Raphaël Cham­bou­vet nous invitent à décol­ler pour l’espace. Si, pour entrer en contact avec des extra­ter­restres, vous deviez choi­sir des images, des sons et des mots pour vous pré­sen­ter, les­quels choi­si­riez-vous ? En 1977, des astro­nautes se sont posé cette ques­tion impro­bable. À Cap Cana­ve­ral, la NASA lance une sonde nom­mée Voya­ger, empor­tant avec elle un disque d’or fixé sur sa paroi qui com­prend 118 pho­to­gra­phies prises sur la terre, des salu­ta­tions d’humains en 55 langues et 27 musiques. Le meilleur de notre pla­nète pour témoi­gner de notre espèce. Par­mi ces musiques figure la chan­son « Dark was the night, cold was the ground ». Son auteur, Blind Willie John­son, est mort en 1949 dans la misère abso­lue, refu­sé à l’hôpital parce qu’il était noir, pauvre et aveugle. Quand notre monde aura dis­pa­ru et que même notre soleil sera mort, il res­te­ra encore cette trace de nous avec la voix et la musique de Blind Willie John­son, filant à 16 km/seconde, dans une sonde spa­tiale, par­mi les galaxies.
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La sonde Voya­ger 2 navigue désor­mais en direc­tion de la naine rouge Ross 248 qu’elle croi­se­ra dans 40 000 ans. (© NASA)

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Gros plan sur le disque en or.

Le rideau s’ouvre sur un pay­sage noir et déso­lé, un coin du Texas dans les années 20, jusqu’au lan­ce­ment de Voya­ger. Côté cour, des bar­be­lés ferment un espace en décli­vi­té à tra­vers les­quels deux hommes noirs ont réus­si à se frayer un che­min. Ils grattent la terre à la recherche des restes de leur ami dis­pa­ru, l’artiste Blind Willie John­son, mort sans sépul­ture. « Dark was the night, cold was the ground ». Froide en effet est la terre qu’ils fouillent en cachette, tom­bant, se rele­vant, dis­pa­rais­sant sur l’autre ver­sant de la pente, repa­rais­sant en ram­pant, inlas­sa­ble­ment. Les paroles et la mélo­die du gos­pel-blues, chant reli­gieux évo­quant la soli­tude et le déses­poir humain, emplissent la salle. Enre­gis­tré en 1927, peu avant la Grande Dépres­sion, le mor­ceau joué à la gui­tare par Willie John­son évoque des « cris et gémis­se­ments vio­lents, tor­tu­rés et abys­saux ». Le consul­tant de la NASA Timo­thy Fer­ris jus­ti­fie les rai­sons du choix de ce gos­pel par­mi les 27 chan­sons sélec­tion­nées pour le disque d’or : « La chan­son de John­son concerne une situa­tion à laquelle il a été confron­té à plu­sieurs reprises : la tom­bée de la nuit sans endroit pour dor­mir. Depuis que les humains sont appa­rus sur Terre, le lin­ceul de la nuit n’est pas encore tom­bé sans tou­cher un homme ou une femme dans le même sort. »
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© Pas­cal Gely

Côté jar­din, deux hommes blancs s’occupent de leurs ruches mises à mal par les condi­tions cli­ma­tiques. A deux reprises, une femme s’avance dans le val­lon qui sépare le lieu en deux espaces dis­tincts. Comme les autres acteurs, elle mono­logue, sans que jamais les dis­cours ne se croisent. La com­mu­ni­ca­tion est-elle impos­sible entre les ter­riens ? Contre­point iro­nique au disque d’or ayant pour pro­jet d’établir le lien avec d’éventuels extra­ter­restres. Pour que la voix de Willie, et celle de tous les sans voix, résonnent dans nos théâtres. Emma­nuel Mei­rieu raconte com­ment l’idée de ce spec­tacle lui est venue pen­dant le confi­ne­ment, alors que « nous étions emmu­rés volon­taires, sans limite de durée, ter­ri­fiés par la mort, la mala­die ». Des artistes et des intel­lec­tuels publient sur le web, à la radio, des car­nets de bord témoi­gnant de leur condi­tion « confi­née ». Alors naît le désir d’autres mots, d’autres images, désir d’évasion, de liber­té, de grands espaces. C’est alors qu’il découvre cette his­toire véri­dique de la sonde Voya­ger par­tie depuis 1977 à tra­vers l’espace, empor­tant un disque en or, « un pré­sent d’un petit monde éloi­gné, un témoi­gnage de nos sons, notre science, nos images, notre musique, nos pen­sées et nos sen­ti­ments », selon les mots du pré­sident des États-Unis Jim­my Car­ter. Et par­mi les musiques gra­vées sur le disque en or, la chan­son de Blind Willie John­son : « Dark was the night, cold was the ground ». Blind Willie John­son est mort de pneu­mo­nie à 40 ans, une nuit d’hi­ver de 1949, à Beau­mont Texas. On a trou­vé son corps, enve­lop­pé dans des papiers jour­naux pour lui tenir chaud, sur un tas de cou­ver­tures encore trem­pées de pluie. Le corps de Willie a été recou­vert de terre sous une tombe sans nom, dans un ter­rain vague dont on avait fait un cime­tière pour les noirs. « Mais quand notre monde aura péri, bien après notre extinc­tion, quand même notre soleil sera mort, il res­te­ra encore cette trace de nous, dans l’im­men­si­té de l’u­ni­vers, pour témoi­gner de la meilleure part de notre étrange et fas­ci­nante espèce. » Un spec­tacle ori­gi­nal, d’une grande inten­si­té, à la scé­no­gra­phie cré­pus­cu­laire. Un texte puis­sant et poé­tique, huma­niste. En tour­née en 2022–23 Vous pou­vez le conseiller à vos ami·es ! Après sa créa­tion à la MC2, le spec­tacle sera don­né en octobre au CDN de Lille (12–15). En novembre : au Théâtre de Bourg-en-Bresse (9 et 10), à Châ­teau-Arnoux-Saint-Auban (15), à Aix-en-Pro­vence (17–19), à Istres (22), à Châ­teau­val­lon (24–25), à Port de Bouc (29) En décembre : au Théâtre de Vénis­sieux (2), au Théâtre des Quarr­tiers d’Ivry (8–14). En jan­vier 2023 : à Argen­tan (10), à Dieppe (12), à Vannes (17–18), à Rennes (20–21), et de retour en Rhône-Alpes à Cham­bé­ry-Espace Mal­raux (24–25), aux Céles­tins-Lyon (31–04 fév.) En février : au Car­ré-Châ­teau-Gon­tier (7), à la Comé­die de Genève (15–19), à la Mai­son des Arts- Tho­non (21). En mars : aux Gémeaux-Sceaux (9–19), à Bayonne-Scène natio­nale (21). Emma­nuel Mei­rieu Né en 1976 à Ver­sailles, il est le fils de Phi­lippe Mei­rieu, pro­fes­seur de sciences de l’é­du­ca­tion à Lyon. Acteur et met­teur en scène, il a fon­dé sa com­pa­gnie en 1997, avec Géral­dine Mer­cier. « Le Bloc opé­ra­toire » est conven­tion­né par la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, la Région Auvergne-Rhône-Alpes et sou­te­nue par la Ville de Lyon. Il est artiste asso­cié à la MC2 : Mai­son de la Culture de Gre­noble – Scène natio­nale. C’est un gar­çon talen­tueux et fort sym­pa­thique ! Ses spec­tacles sont aujourd’­hui pré­sents sur tout le ter­ri­toire natio­nal dans le réseau des scènes label­li­sées, comme des théâtres de ville. Pas­sion­né par les actrices, les acteurs et le récit, il aborde d’a­bord le théâtre en créa­teur d’émotions fortes. Il porte à la scène les auteurs et les fables d’aujourd’hui et tou­jours avec l’envie de faire entendre d’une manière simple la puis­sance des his­toires tout en créant des arché­types de théâtre inou­bliables : des êtres bri­sés, des mar­gi­naux gran­dioses et vis­cé­ra­le­ment humains. Qu’il tra­vaille avec des inter­prètes confir­més ou révèle des talents bruts, sa direc­tion d’ac­teur est una­ni­me­ment saluée. Avec « De Beaux Len­de­mains » qu’il a pré­sen­té aux Bouffes du Nord en 2011, et « Mon traître », créé au théâtre Vidy-Lau­sanne en 2013, « Des Hommes en deve­nir » à la Vil­lette en 2017, « Les Nau­fra­gés », pré­sen­té aux Nuits de Four­vière en juin 2018, il a démon­tré son talent pour l’a­dap­ta­tion de romans contem­po­rains à la scène et la conduite du récit. En mars 2018, il met en scène une pro­mo­tion du théâtre du Nord. En 2019, aux Gémeaux, Scène natio­nale de Sceaux, il crée « La Fin de l’Homme Rouge » d’après le roman de Svet­la­na Alexie­vitch, Prix Nobel de lit­té­ra­ture 2015 (Source : Dos­sier de presse MC2)
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Emma­nuel Mei­rieu © Sébas­tien Ynes­ta

Nous avons vu à la MC2, et nous avons aimé Mon traître, adap­té du texte de Sorj Cha­lan­don, met en scène un dam­né, traître à la cause irlan­daise, enter­ré dans la honte, et oublié à jamais. Les Nau­fra­gés, d’après Le livre de Patrick Declerck, c’est l’histoire de Ray­mond, clo­chard qui se lais­sa mou­rir de froid et d’alcool, une nuit d’hiver, devant l’abri qui lui était ouvert. Sa mort comme un cri de colère et de déses­poir.

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