Une oeuvre de Picasso que l’on peut voir au musée de Grenoble.

 » Un étranger nommé Picasso « , un livre d’Annie Cohen-Solal, aux éditions Fayard, prix Femina essai 2021.

Nous sommes le 2 octobre 1888 et, par décret, le président de la république française, Sadi Carnot, impose à tout étranger de se déclarer aux autorités municipales les plus proches dans les 15 jours qui suivent son arrivée. Cette injonction concerne les étrangers de sexe masculin, mais ils doivent, dans leur déclaration préciser quelles sont les personnes de leur famille qui les accompagne (femme, enfants …). Pablo Picasso va avoir 7 ans dans 23 jours et il ignore encore qu’il fera partie de ces étrangers qui seront pris dans les filets de la nouvelle politique migratoire de la France, une politique aux conséquences désastreuses qui continue aujourd’hui encore de peser lourdement sur notre vie en société, dans tous les domaines. Dès 1901, Pablo Ruiz Picasso, qui est venu à Paris pour y mieux connaître la peinture d’avant-garde et y poursuivre une œuvre* de peintre déjà féconde, aura droit à sa première fiche de police résultant de cette déclaration suivie d’informations douteuses fournies sur lui par des indicateurs de bas étage. Ce 18 juin 1901, quinze jours avant sa première exposition parisienne dans la galerie Ambroise Vollard, le commissaire Rouquier le qualifie d’anarchiste dans son premier rapport dans lequel il utilise à charge les œuvres de sa période bleue où figurent nombre de « mendiants », « filles aux faces fraîches ou aux mines ravagées », « souillarde » …

Rien d’étonnant dans cette France où Maurice Barrès, dans un discours de 1898 à Nancy (nous sommes en pleine affaire Dreyfus) parle de « l’étranger qui, comme un parasite, nous empoisonne ». On croirait du Zemmour ! Toute la vie de Picasso va se dérouler dans ce contexte xénophobe imprégné d’antisémitisme qui est celui de la France de la première moitié du 20ième siècle, dans une société dont les « élites » cultivent la mentalité franchouillarde, en particulier dans le domaine des arts plastiques, sous la houlette de l’Académie des beaux-arts et du directeur des beaux-arts, Paul Léon. On défend l’art français contre « les métèques affairés à gâter le goût français », le « soviétisme pictural de l’école de Paris », « les juifs, les demi-juifs, les francs-maçons, les communistes et autres agents bolcheviks (sic)», on se réfère au « sens intime de notre race »… André Malraux lui-même, dans son hommage à George Braque lors de ses funérailles nationales en 1963 « oublie Picasso dans son évocation des années cubistes » et, avec d’autres éminentes personnalités, tente de créer une opposition artificielle entre Picasso et Braque dans laquelle Braque est évidemment présenté comme le représentant, le continuateur de l’ « art français ».

Ces quelques très courts extraits du gros livre (600 pages plus les notes, les références …) d’Annie Cohen-Solal titré « Un étranger nommé Picasso » pour qu’il soit clair d’emblée qu’il ne s’agit pas ici d’une énième biographie de l’artiste mais d’un travail qui situe la vie de ce génie du 20ième siècle dans l’histoire des relations de la France et des français avec les étrangers, les immigrés, les juifs. On y comprendra, par exemple, pourquoi Daniel-Henry Kahnweiler, galeriste allemand et juif sera spolié de son stock d’œuvres vendues à l’encan en 1921, parmi lesquelles des dizaines d’œuvres de Picasso qui sera aussi, de cette façon, dépossédé d’une grande partie de son travail. Des « ennuis » pour D-H Kahnweiler qui ne s’arrêteront pas là.

Parmi les conséquences désastreuses que j’évoque ci-dessus, le fait qu’il n’y aura, en1939, que deux œuvres de Picasso dans les musées français, dont une au musée de Grenoble, Femme lisant (La liseuse), qu’il ne recevra que deux commandes officielles de l’Etat français, que Les Demoiselles d’Avignon, œuvre fondatrice de l’art moderne, achetée par Jacques Doucet pour être offerte au musée du Louvre, sera refusée par celui-ci et finira aux Etats-Unis… Le fait que, encore aujourd’hui, des imposteurs d’extrême droite peuvent parler des étrangers, des immigrés, comme d’un danger pour notre « identité » française, en jetant ainsi aux oubliettes Apollinaire, Joséphine Baker, Brancusi, BrassaÏ, Brauner, Cendras, Chagall, Curie… pour n’en citer que quelques-uns et m’arrêter à la lettre C…

On l’aura compris, même si l’on a déjà chez soi une ou plusieurs biographies de Picasso, celle-ci est à lire absolument. C’est un magnifique travail d’historienne qui aide à comprendre le présent et qui éclaire brillamment notre époque et son côté obscur.

* Le livre contient en sa page 9 un code qui permet de trouver, au fil de la lecture, en haute définition, l’illustration de la plupart des œuvres commentées dans le texte.

 

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