MC2 — Grenoble – Lacrima Caroline Guiela Nguyen. Un regard aigu sur l’exploitation dans l’artisanat du luxe
Par Régine Hausermann
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Le récit est construit sur un retour en arrière de huit mois, le temps nécessaire à la fabrication d’une robe hors norme, la robe de mariée et le voile d’une princesse d’Angleterre, fixé au 6 juin 2025. Commande prestigieuse pour le styliste choisi et l’atelier de couture parisien qu’il sélectionne. La première d’atelier exulte. Pourtant le spectacle commence par sa tentative de sucide dans l’atelier où travaille aussi son mari et sa mère. Les secours arrivent, la première va s’en sortir. Scène que l’on revivra trois heures plus tard au terme de huit mois de stress pour parvenir à livrer la robe et le voile dans les délais.
Le décor est celui d’un atelier de haute couture parisien, étincelant de blancheur dans lequel chacun·e est à son poste : modéliste, patronnier … Grandes tables, rideaux blancs sur lesquels sont accrochés des portraits de belles dames riches, petites tables à cour servant à poser les accessoires et au changement de rôles des acteurs et actrices. A jardin, le mannequin recouvert de la robe en évolution. Un cadre présentant des modèles achevés devient l’écran d’une liaison par internet entre l’atelier parisien et les acteurs extérieurs. Un ensemble très ordonné, cadré selon les normes des donneurs d’ordre.
Les exigences de la cour et de la princesse d’Angleterre conduisent l’atelier parisien à travailler avec les dentellières d’Alençon, dépositaires d’un savoir-faire ancestral et les brodeurs de Mumbai — les meilleurs au monde – pour coudre les 230 000 perles sur le tissu. L’écran rend alors possible l’irruption de ces artistes de l’ombre. Passionné·es par leur métier, fier·es de leur habileté, ils et elles témoignent des larmes – « lacrima » — qui souvent les submergent devant les contraintes horaires qu’on leur impose. Absorbées par leur travail, les dentellières en oublient de respirer. Les brodeurs indiens perdent la vue. Scène émouvante et tragique du brodeur indien venu travailler à Paris et passant la visite médicale qui révèle l’étendue des dégâts : bientôt il sera aveugle. Tout cela pour qu’une princesse puisse porter une robe somptueuse pendant quelques heures ! On pense à la phrase de Montesquieu dans le célèbre texte sur L’Esclavage des nègres : « Tout cela pour que vous puissiez manger du sucre en Europe ! »

Le texte et la mise en scène révèlent aussi la vie privée des ouvrièr·es. La première d’atelier est victime de la jalousie et de la violence de son mari. Une des dentellières est sollicitée par sa fille qui vit en Australie au sujet de la grave maladie dont sa fille est atteinte. N’y‑a-t-il pas un cas semblable dans la famille ? Le travail n’est pas tout ; pourtant la vie privée de ces femmes est reléguée au second plan pour le plaisir de ces riches qui nous dominent !
On salue le travail politique et sensible de Caroline Guiela Nguyen attachée à montrer les ravages du capitalisme et toute la grandeur des gens de peu, des invisibles. Dans Saïgon, déjà elle s’intéressait au petit peuple de la diaspora vietnamienne, au fossé qui se creuse entre les immigrés attachés à leurs pays d’origine et leurs descendants nés en France coupés de leurs racines. Et déjà le décor était celui d’un lieu de travail, un restaurant vietnamien en France, où la cuisine s’élaborait pendant le spectacle.



