MC2 — Grenoble – Lacrima Caroline Guiela Nguyen. Un regard aigu sur l’exploitation dans l’artisanat du luxe

Par Régine Hausermann

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© Jean Louis Fernandez
Jeudi 6 novembre 2025 – Deuxième des trois représentations proposées à la salle Georges Lavaudant par le Théâtre national de Strasbourg dont l’autrice et metteuse en scène Caroline Guiela Nguyen est aujourd’hui la directrice, après en avoir été l’élève. La salle est pleine. De nombreux lycéens. Le « travail » peut commencer. Trois heures durant, Caroline Guiela Nguyen, nous fait vivre les joies et les souffrances d’ouvrières et d’ouvriers, de Paris, Alençon et Mumbai, pour réaliser la robe de mariée et le voile de la princesse d’Angleterre. Conditions de travail épuisantes, vie privée perturbée, exigences des puissants, mais aussi fierté du travail entrepris. Le spectacle s’appuie sur un travail de documentation précis et revêt une ampleur et une authenticité qui tiennent le public en haleine.

Le récit est construit sur un retour en arrière de huit mois, le temps néces­saire à la fabri­ca­tion d’une robe hors norme, la robe de mariée et le voile d’une prin­cesse d’Angleterre, fixé au 6 juin 2025. Com­mande pres­ti­gieuse pour le sty­liste choi­si et l’atelier de cou­ture pari­sien qu’il sélec­tionne. La pre­mière d’atelier exulte. Pour­tant le spec­tacle com­mence par sa ten­ta­tive de sucide dans l’atelier où tra­vaille aus­si son mari et sa mère. Les secours arrivent, la pre­mière va s’en sor­tir. Scène que l’on revi­vra trois heures plus tard au terme de huit mois de stress pour par­ve­nir à livrer la robe et le voile dans les délais.

Le décor est celui d’un ate­lier de haute cou­ture pari­sien, étin­ce­lant de blan­cheur dans lequel chacun·e est à son poste : modé­liste, patron­nier … Grandes tables, rideaux blancs sur les­quels sont accro­chés des por­traits de belles dames riches, petites tables à cour ser­vant à poser les acces­soires et au chan­ge­ment de rôles des acteurs et actrices. A jar­din, le man­ne­quin recou­vert de la robe en évo­lu­tion. Un cadre pré­sen­tant des modèles ache­vés devient l’écran d’une liai­son par inter­net entre l’atelier pari­sien et les acteurs exté­rieurs. Un ensemble très ordon­né, cadré selon les normes des don­neurs d’ordre.

Les exi­gences de la cour et de la prin­cesse d’Angleterre conduisent l’atelier pari­sien à tra­vailler avec les den­tel­lières d’Alençon, dépo­si­taires d’un savoir-faire ances­tral et les bro­deurs de Mum­bai — les meilleurs au monde – pour coudre les 230 000 perles sur le tis­su. L’écran rend alors pos­sible l’irruption de ces artistes de l’ombre. Passionné·es par leur métier, fier·es de leur habi­le­té, ils et elles témoignent des larmes – « lacri­ma » — qui sou­vent les sub­mergent devant les contraintes horaires qu’on leur impose. Absor­bées par leur tra­vail, les den­tel­lières en oublient de res­pi­rer. Les bro­deurs indiens perdent la vue. Scène émou­vante et tra­gique du bro­deur indien venu tra­vailler à Paris et pas­sant la visite médi­cale qui révèle l’étendue des dégâts : bien­tôt il sera aveugle. Tout cela pour qu’une prin­cesse puisse por­ter une robe somp­tueuse pen­dant quelques heures ! On pense à la phrase de Mon­tes­quieu dans le célèbre texte sur L’Esclavage des nègres : « Tout cela pour que vous puis­siez man­ger du sucre en Europe ! »

© Jean Louis Fer­nan­dez

Le texte et la mise en scène révèlent aus­si la vie pri­vée des ouvrièr·es. La pre­mière d’atelier est vic­time de la jalou­sie et de la vio­lence de son mari. Une des den­tel­lières est sol­li­ci­tée par sa fille qui vit en Aus­tra­lie au sujet de la grave mala­die dont sa fille est atteinte. N’y‑a-t-il pas un cas sem­blable dans la famille ? Le tra­vail n’est pas tout ; pour­tant la vie pri­vée de ces femmes est relé­guée au second plan pour le plai­sir de ces riches qui nous dominent !

On salue le tra­vail poli­tique et sen­sible de Caro­line Guie­la Nguyen atta­chée à mon­trer les ravages du capi­ta­lisme et toute la gran­deur des gens de peu, des invi­sibles. Dans Saï­gon, déjà elle s’intéressait au petit peuple de la dia­spo­ra viet­na­mienne, au fos­sé qui se creuse entre les immi­grés atta­chés à leurs pays d’origine et leurs des­cen­dants nés en France cou­pés de leurs racines. Et déjà le décor était celui d’un lieu de tra­vail, un res­tau­rant viet­na­mien en France, où la cui­sine s’élaborait pen­dant le spec­tacle.

Caro­line Guie­la Nguyen © Manuel Braun

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