La Rampe-Echirolles – « Eclats » de Maëlle Reymond. Stupéfiant !

Par Régine Hausermann

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Image principale
© Christophe Sartori

Mardi 8 novembre – Le public est nombreux. Beaucoup de jeunes enfants et d’adolescent·es pour assister à la création de Maëlle Reymond. Pendant une heure, pas un bruit dans la salle, subjuguée par un spectacle qui joue résolument avec les codes d’univers différents : la danse classique, le cirque, le contorsionnisme. Pendant une heure, la danseuse et ses deux musiciens présents sur sur scène nous entraînent dans un univers baudelairien, cherchant à « extraire la beauté du mal ». L’art est souffrance.

Ten­ta­tives d’élévation

Lorsque le rideau se lève sur le large pla­teau de La Rampe, un pay­sage chao­tique fait de petits mon­ti­cules de gra­viers vol­ca­niques, de bou­teilles de cham­pagne vides, d’un tas de chaus­sons de danse, d’anneaux qui pendent des cintres. A l’arrière plan, des ins­tru­ments de musique.

De ces maté­riaux dis­pa­rates émerge une forme humaine sor­tant d’un tutu dont la blan­cheur capte la lumière. La forme essaie de se déta­cher de sa gangue, par des mou­ve­ments des bras qui évoquent la sil­houette d’un cygne. Réfé­rence pro­bable au Lac des Cygnes. Les mains – déme­su­rées — se tordent, ondulent. Le cou de la « chose », son buste, cachés par le tas de chaus­sons de danse d’un rose défraî­chi, réus­sit enfin à éclore, à se redres­ser. La « chose » est bien une dan­seuse qui tente de prendre le tas de pointes dans ses bras. Echec. Le tas rose tombe en ava­lanche sur le sol noir.

Pre­mière ten­ta­tive d’élévation au moyen d’une sangle qui enserre sa tête. Les bras cherchent à imi­ter l’envol de l’oiseau, à s’affranchir de la pesan­teur,
« Au-des­sus des étangs, au-des­sus des val­lées,
Des mon­tagnes, des bois, des nuages, des mers […] »
Bau­de­laire, Les Fleurs du mal – Elé­va­tion — v.1 et 2

Mais le corps humain redes­cend sur terre, rap­pe­lé à sa gra­vi­té.

Gui­dée par le dépit, la dan­seuse aban­donne son tutu blanc sur un mon­ti­cule brun for­mé de mon­ceaux cris­sants sous ses pas, autour duquel il des­sine une corolle. Retour du tulle à la terre. Elle appa­raît en haut ajus­té et culotte beiges, dépouillée d’ornements. Fin du moment clas­sique.

Deuxième ten­ta­tive d’élévation, plus modeste mais auda­cieuse – Se his­ser sur le gou­lot de deux bou­teilles de cham­pagne et y res­ter en équi­libre ! Défi gagné mais après quelques secondes, la dan­seuse est rap­pe­lée à sa condi­tion ter­restre. Elle jette ses pointes.

Eclats

© Lucie Las­tel­la

Troi­sième ten­ta­tive d’élévation — Pas­sage aux anneaux de cuir qui enserrent ses poi­gnets et sont sou­le­vés par un musi­cien qui fait contre­poids. La dan­seuse des­sine des figures au ralen­ti entre ciel et terre, accom­pa­gnée par une musique assor­tie à son rythme. Mais cette élé­va­tion ne peut durer plus de quelques minutes. Le corps de la dan­seuse redes­cend sur terre.

« Mon esprit, tu te meus avec agi­li­té,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaie­ment l’im­men­si­té pro­fonde
Avec une indi­cible et mâle volup­té.

Envole-toi bien loin de ces miasmes mor­bides ;
Va te puri­fier dans l’air supé­rieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui rem­plit les espaces lim­pides. »
Bau­de­laire, Les Fleurs du mal – Elé­va­tion – v.5 à 12

Après ces trois ten­ta­tives avor­tées, la dan­seuse se remet au tra­vail, pour façon­ner son corps, le sculp­ter, pour un nou­vel envol, ne s’avouant pas vain­cue.

Du blanc de neige au rouge sang

En grat­tant le tas de rési­dus vol­ca­niques ser­tis du tutu désor­mais inutile, la dan­seuse accrou­pie sort un mor­ceau de tis­su rouge sang, une robe, qu’elle tire len­te­ment le long de son corps. Elle peine à reti­rer le haut beige qui ne veut pas pas­ser l’obstacle de ses seins. Elle s’éloigne vers le fond de la scène, se tourne, dos nu, pieds sur terre, le four­reau rouge blo­qué à la taille, et nous offre une séquence incroyable de sculp­ture de ses muscles qui la trans­forme en une sorte de « freak », de créa­ture mons­trueuse dont le dos semble échap­per à sa condi­tion habi­tuelle tant il prend des aspects inso­lites.

On ima­gine les souf­frances endu­rées pour déve­lop­per ain­si son corps. On sent la volon­té pas­sion­née de la dan­seuse à maî­tri­ser son outil. Pas­sion­née en effet, mot dont l’étymologie latine — patire — signi­fie souf­frir.

Epui­sée, réduite à sa matière char­nelle, elle sort de scène pous­sée par les longs balais de ses deux com­plices qui s’en étaient ser­vis plus tôt pour dépla­cer les bou­teilles et les chaus­sons.
Une créa­tion éton­nante, construite, réflé­chie, osée, et d’une noire beau­té.

Pro­pos de bord de scène

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Pho­to R.H.

Après plu­sieurs rap­pels, le public a du mal à quit­ter la salle. Il est invi­té à s’asseoir et à dia­lo­guer avec les artistes. La dan­seuse-cho­ré­graphe et ses com­plices Jéré­my Char­tier et Chris­tophe Sar­to­ri, co-auteurs du spec­tacle, dont ils ont signé la musique et les lumières.

Maëlle Rey­mond parle avec clar­té et sim­pli­ci­té de son tra­vail, de son par­cours, de l’incident à l’origine de sa nou­velle créa­tion.

Un jour, elle est tom­bée de sa hau­teur lors d’une repré­sen­ta­tion et s’est ouvert l’arcade sour­ci­lière. Son sang cou­lait rouge, rouge au point que cer­tains spectateur·trices ont cru à un tru­cage. Elle s’est rele­vée et a conti­nué. C’est ain­si qu’a ger­mé le pro­jet d’un spec­tacle mon­trant la souf­france endu­rée par les dan­seurs et les dan­seuses. « Quand on sort de scène, on est vidé, c’est pour­quoi j’ai eu l’idée de me faire pous­ser dehors par des balais. » Tiens, du bal­let au balai, il s’en faut de quelques lettres mais l’homophonie est par­faite !

Elle confirme les cita­tions du Lac des Cygnes, de la Dan­seuse de Degas et d’autres encore.

Les chaus­sons ? Ce sont les siens, tous les siens… jusqu’à ses vingt ans. Témoins des années de joie et de souf­france. Outils de créa­tion. Objets de dépas­se­ment.

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