Paradis. Abdulrazak Gurnah, prix Nobel de littérature 2021
Par Régine Hausermann
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Abdulrazak Gurnah, prix Nobel de littérature en 2021.
Il est probable que peu d’entre nous aient entendu parlé d’Abdulrazak Gurnah avant qu’il soit distingué par l’Académie Nobel. Ecrivain britannique, né en Tanzanie – à Zanzibar — en 1948, il est l’auteur de dix romans, dont trois ont été traduits en français : Paradis (1994), Près de la mer (2001), Adieu Zanzibar (2005).
L’Académie Nobel a motivé son choix par « son analyse pénétrante et sans compromis des effets du colonialisme et du destin des réfugiés écartelés entre cultures et continents ». Les notices biographiques le concernant sont sobres. Quelques entretiens récents accordés à la presse permettent d’en savoir un peu plus.
Sa famille est venue du Yémen à Zanzibar au 19e siècle. Mais à la fin des années 1960, un pouvoir autoritaire chasse de l’île les élites en place. « Dans le viseur des révolutionnaires, il y avait les Indiens, les Comoriens, les Omanais et autres gens d’origine arabe dont je faisais partie. Un régime de terreur s’est installé. J’avais 18 ans. Sur place, je ne pouvais pas aller plus loin dans mes études. Alors, avec mon frère, je suis parti. » A Londres où il a quelques contacts, il obtient une bourse qui le mènera au doctorat. Sa langue maternelle est le kiswahili mais il parle anglais car Zanzibar a été longtemps un protectorat britannique.
De l’exil au prix Nobel
Son premier roman, Memory of Departure publié en 1987, révèle les difficultés à vivre l’exil quand on tend à se fondre dans une vie nouvelle, au risque d’oublier celles et ceux qu’on a « laissés derrière ». Abdulrazak Gurnah, n’a revu ses parents qu’au bout de dix-sept ans, après la soutenance de sa thèse, lorsqu’il a pu leur dire qu’il avait réussi, « que partir en avait valu la peine ».
Il devient professeur dans une université du Nigeria entre 1980 et 1982. Il soutient sa thèse de doctorat en 1982 à l’université du Kent où il fera carrière jusqu’à sa retraite. Il est connu comme spécialiste des études postcoloniales, auteur d’articles sur des figures de l’ex-Empire britannique, comme V. S. Naipaul ou Salman Rushdie.
Paradis d’Abdulrazak Gurnah, les illusions perdues de Yusuf
Voyage en train avec Oncle Aziz
« D’abord le garçon. Il s’appelait Yusuf : il avait quitté brusquement sa famille dans sa douzième année. Il se rappelait que c’était pendant la saison sèche, lorsque chaque jour ressemble au précédent. » Cette entrée en matière est suivie de la relation des évènements majeurs dans la vie de Yusuf, l’année où il quitta sa famille.
Pour la première fois, il avait aperçu deux Européens sur le quai de la gare, un homme massif et une grande femme au corps mou. Il aimait le spectacle des trains entrant dans la gare, le fanion et le coup de sifflet du chef de gare indien. C’est aussi l’année où « les termites envahirent les piliers de la véranda de l’arrière-cour ». Et curieusement, Oncle Aziz qui venait de la côte, à cette saison, avec une troupe de porteurs et de musiciens pour faire du commerce au-delà des montagnes, était venu seul. Yusuf aimait les visites de cet Oncle, un riche négociant, honoré par son père, propriétaire d’un modeste hôtel à Kawa. Sa famille était venue s’installer dans cette petite ville lorsque les Allemands y avaient installé un dépôt de matériel lors de la construction de la ligne de chemin de fer reliant la côte à l’intérieur du pays. Son père espérait y faire fortune. Mais la ligne construite, les trains ne s’arrêtaient à Kawa que pour se ravitailler.
Le matin du départ d’Oncle Aziz, Yusuf est étonné d’entendre son père lui demander : « Aimerais-tu faire un voyage, mon petit poulpe ? » La question aurait pu le séduire si son père n’avait eu cet air bizarre. De fait, il s’agissait d’une décision prise pour satisfaire Oncle Aziz, pour des raisons que le jeune candide n’était pas encore en mesure de comprendre.
Yusuf a été vendu à Aziz, le patron !
A l’arrivée, Khalid est chargé par le seyyid — Aziz, leur patron — de prendre en main son « petit frère » pour l’initier au fonctionnement du magasin. Yusuf peine à comprendre sa situation et à accepter les révélations de Khalid, de quatre à cinq ans plus âgé que lui. « Aziz n’est pas ton Oncle ! » Aziz n’est en fait qu’un riche marchand à qui son « Ba » devait de l’argent et à qui il l’a vendu. Tout comme Khalid, quelques années plus tôt.
Le Tanganyka au début du XXe siècle
Nous sommes au Tanganyika qui constituait l’essentiel de l’ex-Afrique orientale allemande entre 1885 et 1918 avant de passer sous la tutelle britannique en 1919 puis d’accéder à l’indépendance en 1961 et de devenir la Tanzanie en 1964, par association avec le Zanzibar.
En ce début de 20ème siècle, la contrée est une terre de contraste, entre mer et montagne, entre villes et forêts. Les « civilisés » cherchent à commercer avec les « sauvages », en s’enfonçant toujours plus loin vers l’ouest. Et les Européens imposent leur loi.
La beauté de Yusuf affole les femmes
C’est dans ce contexte trouble que le jeune Yusuf découvre son pouvoir sur les autres, par sa beauté. L’adolescent provoque l’émoi chez les femmes qu’il côtoie, quelle que soit leur ethnie. Il le découvre lors des voyages vers l’intérieur, vers la région des lacs, auxquels il participe avec Oncle Aziz. Il découvre aussi l’étude, en apprenant l’arabe de façon assidue ; l’amour des jardins, celui qui jouxte la maison où Oncle Aziz enferme ses deux épouses : la jeune et la vieille.
Un roman d’apprentissage et un titre ironique
Paradis est un roman d’apprentissage en terre africaine, à l’époque de la colonisation. Un roman sur la perte des illusions. Traite des enfants, cupidité des marchands, avidité des colons, violences subies par les femmes : le roman n’épargne rien de la réalité est-africaine au début du 20ème siècle. Abdulrazak Gurnah dépeint son pays à l’aube de bouleversements profonds et sans retour, montrant le colonialisme comme accélérateur de ce changement — et non comme sa cause. Pas d’angélisme ou de nostalgie de la pureté des origines.
« Paradis » traduit de l’anglais par Anne-Cécile Padoux, Denoël, « & d’ailleurs » 288 p. / 2021