MC2-Grenoble – Le Dragon d’Evgueni Schwartz — Saisissant !

Par Régine Hausermann

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©Nicolas Joubard

Evgueni Schwartz écrit Le Dragon en 1943 pour s’attaquer à la dictature national-socialiste hitlérienne. Depuis des siècles, un dragon à trois têtes terrorise toute une ville, les autorités locales, complices et serviles, se plient à tous les caprices du monstre. La pièce est censurée par le régime soviétique juste après la première, en 1944 à Moscou, et le sera jusqu’en 1962. Thomas Jolly en propose une mise en scène spectaculaire et saisissante, résonnant fortement avec l’actualité.

 Depuis quatre siècles, les habitant.es d’une ville tremblent sous les exi­gences et la cruau­té du Dra­gon, monstre tri­cé­phale qui acca­pare la plus grande par­tie de leurs res­sources. Le pre­mier acte s’ouvre à la veille du rituel accep­té sans bron­cher par la popu­la­tion : chaque année, le monstre exige qu’une jeune fille de son choix lui soit remise, pour l’épouiller et lui grat­ter les écailles, jusqu’à mou­rir de dégoût. C’est au tour d’Elsa, la fille de l’archiviste Char­le­magne, qui accepte son sort avec rési­gna­tion.

Une ville tyran­ni­sée par un dra­gon

C’est alors que sur­git, dans la sombre mai­son de l’archiviste, un barou­deur aux vête­ments loque­teux, Lan­ce­lot. Bien accueilli, il est mis au cou­rant de l’imminence de la mort de la jeune fille… dont il est tom­bé amou­reux au pre­mier regard. Héros pro­fes­sion­nel ‑avec un nom pareil ! — char­gé de débar­ras­ser le monde des monstres, il décide de défier le dra­gon. Celui-ci, sûr de sa vic­toire, accepte le défi.

D’un tyran à l’autre

Au terme d’un ter­rible com­bat qui fait trem­bler le décor et la salle, le dra­gon est déca­pi­té : ses trois têtes tombent sur le sol, écla­bous­sant les habi­tants de leur sang. Lan­ce­lot, épui­sé, semble ne pou­voir sur­vivre à ses efforts. La ville est-elle libé­rée du mal ? C’est comp­ter sans les dra­gons qui som­meillent et rêvent de deve­nir dra­gon à la place du dra­gon. En l’occurrence le bourg­mestre, his­trion ser­vile dans le pre­mier acte, qui s’empresse de prendre les habits du chef devant une popu­la­tion docile, à l’esprit les­si­vé par l’idéologie ordi­naire : res­pect aveugle du chef, mise au pas des intel­lec­tuels (l’archiviste Char­le­magne contraint au sacri­fice de sa fille , obses­sion sécu­ri­taire, bour­rage de crânes, haine des mino­ri­tés et des étran­gers – ici les « roma­ni­chels » — , réécri­ture nos­tal­gique d’un pas­sé mythi­fié.

Le bourg­mestre s’apprête à célé­brer ses noces avec Elsa — qu’il a souf­flée à son fils – en pré­sence du peuple. Mais la jeune fille refuse : NON ! Effroi dans l’assemblée, vite cal­mé par les paroles miso­gynes du futur mari, ce bouf­fon, expli­quant que lorsqu’une femme dit NON il faut entendre OUI ! Mais le public se plaît à ima­gi­ner que la libé­ra­tion passe par une jeune femme, entraî­nant d’autres femmes et d’autres hommes, plu­tôt que par un héros pro­fes­sion­nel soli­taire.

©Nicolas

©Nico­las Jou­bard

Une épo­pée à grand spec­tacle, un appel à nous sai­sir de notre liber­té

Tho­mas Jol­ly fait le choix de l’outrance pour , selon le moment, sou­li­gner la vio­lence ou ren­for­cer l’absurdité. La musique se déchaîne, les effets de lumière éblouissent, la tem­pête qui fait rage à l’extérieur fait entrer des déci­bels à chaque ouver­ture de la grande porte, le décor — tout en contraste de noir et blanc — joue sur la ver­ti­ca­li­té. La fée­rie est mor­dante, l’humour noir, pour trai­ter de la tyran­nie, de l’asservissement volon­taire, et de la pos­sible conquête de la liber­té. Chaque peuple n’est-il pas, pour par­tie, res­pon­sable de son sort. On songe au Dis­cours de la ser­vi­tude volon­taire (1576) de La Boë­tie s’adressant aux « pauvres gens misé­rables, peuples insen­sés, nations opi­niâtres à votre mal et aveugles à votre bien »:

« Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne sup­por­te­raient pas si elles les sen­taient, vous pour­riez vous déli­vrer si vous essayiez, même pas de vous déli­vrer, seule­ment de le vou­loir. Soyez réso­lus à ne plus ser­vir, et vous voi­là libres. Je ne vous demande pas de le pous­ser, de l’ébranler, mais seule­ment de ne plus le sou­te­nir, et vous le ver­rez, tel un grand colosse dont on a bri­sé la base, fondre sous son poids et se rompre. »

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