Avoir ou ne pas avoir… la banane
Par Jean-Claude Lamarche
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J’ai lu quelque part que cette « oeuvre » est en fait un questionnaire sur l’art : qu’est-ce que l’art ? Est-il éphémère alors que les artistes croient que leurs oeuvres sont éternelles ? Tout objet déposé sur une cimaise est-il de ce fait une oeuvre d’art ? Être accrochée dans un musée confère-t-il à une peinture le statut de chef d’oeuvre ? L’art est-il objet de spéculation ? Je vous laisse imaginer plein d’autres questions… J’ai lu aussi à propos de la banane une référence à l’urinoir de Duchamp. La référence est fondée mais c’est là qu’il y a un gros problème : toutes ces questions et bien d’autres ont déjà été posées par les artistes depuis maintenant plus d’un siècle et même avant pour ce qui est du caractère éphémère des oeuvres d’art. Sur ce point, à moins d’être totalement hors sol, les artistes comme les spectateurs, les collectionneurs, les conservateurs de musée… savent que les oeuvres d’art s’abiment, s’érodent, sont détruites, usées par le temps, éphémères… les exemples sont des milliers. Bref, si cette banane est un questionnaire sur l’art, ce n’est qu’un plagiat et non une oeuvre originale, donc de très peu d’intérêt.
Mais j’en viens à la question qui me tracasse le plus. Elle renvoie à une interrogation de Marx sur ce qui fait la valeur (qui peut beaucoup varier dans le temps) d’une œuvre d’art. Car il n’est pas possible de soutenir que 6 240 000 dollars représentent la valeur de la quantité de travail réifiée dans la banane. Si le prix de la banane peut atteindre de tels sommets, c’est probablement parce qu’il y a des personnes physiques, ou des établissements financiers, des banques, des grandes entreprises… qui spéculent sur tout et qui peuvent pour ça débourser des millions de dollars ou d’euros pour acheter une banane parce qu’ils pensent qu’ils la revendront encore plus cher par la suite. A sa naissance, en 2019, la banane a été vendue 120 000 dollars. Voyez comme elle a bien vieilli ! Et pourquoi peuvent-ils débourser 6 240 000 dollars (sans que ça les prive du nécessaire pour vivre), c’est parce qu’ils les ont volés en exploitant le travail d’autres personnes qui elles peuvent avoir des fins de mois difficiles. Le prix des œuvres d’art est un baromètre de l’exploitation capitaliste en même temps qu’un indicateur du niveau de la spéculation financière. Aujourd’hui, les super riches (les parrains de Macron par exemple) achètent ou font acheter des oeuvres d’artistes, non parce qu’ils les aiment (il arrive qu’ils ne les voient même pas) mais comme des lingots d’or et ils les font conserver dans des coffres spécialement conçus pour cet usage, situés dans des grands ports dans le monde entier, juste comme une réserve financière. De ce fait, beaucoup d’oeuvres ne sont jamais présentées au public. Le public est privé des oeuvres et les artistes sont privés de public.
Heureusement, la plupart d’entre nous pouvons encore nous payer une banane sur le marché local ou chez le primeur du coin ! Après, si vous la collez sur un mur de votre salon, évitez l’accusation de faussaire en changeant la couleur de l’adhésif par exemple. Et si vous trouvez fastidieuse la corvée de remplacement régulier et fréquent du fruit qui s’abime, faites plutôt votre œuvre d’art avec une noix de coco, c’est moins périssable et ça fera original, ce qui ne gâte rien. Vous arriverez peut-être à la vendre 120 000 dollars à un amateur d’art à la noix.