MC2 — Grenoble – The Silence. Un silence retentissant et destructeur

Par Régine Hausermann

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Stanislas Nordey dans la peau de Falk Richter, devant une vidéo de Falk Richter parlant en allemand avec sa mère Doris. © Jean-Louis Fernandez

Jeudi 8 février 2024 – Seul en scène, Stanislas Nordey exprime les paroles que Falk Richter a composées pour lui, pour qu’il fasse entendre les non-dits, les paroles vides, qu’il dénonce les ravages de ce « mauvais silence » dans les couples, les familles, la société. Pendant presque deux heures Stanislas traque la vérité, celle de Falk, la sienne, la nôtre. Profond et captivant.

Auto­bio­gra­phie fami­liale

« Dans ma famille on n’a jamais par­lé de… » Sta­nis­las Nor­dey, entré en scène subrep­ti­ce­ment à jar­din, com­mence par dérou­ler cette ana­phore énu­mé­rant de nom­breux « non-dits » fami­liaux dans la famille de Falk Rich­ter. Dans bien d’autres familles aus­si !

Puis la mise en scène — signée Falk Rich­ter — laisse la place à des vidéos de Lion Bischof enre­gis­trant le dia­logue en alle­mand, du fils (Falk) et de la mère (Doris) deux ans et demi après la mort du père.

Pen­dant plus de trente ans, Falk a vécu loin de ses parents pour échap­per à la vio­lence exer­cée contre lui, à la stig­ma­ti­sa­tion de son homo­sexua­li­té révé­lée vers ses qua­torze ans. A sa mère, il pose les ques­tions qu’il n’a jamais pu poser aupa­ra­vant : Etait-elle heu­reuse ? Que savait-elle de la sexua­li­té lorsqu’elle s’est mariée ? Com­ment s’est pas­sé le retour du père après des années de cap­ti­vi­té en Sibé­rie ? Son père n’avait-il pas d’autres femmes ? En souf­frait-elle ? Pour­quoi l’a‑t-elle espion­né, lui, son fils ? Pour­quoi a‑t-elle confis­qué ses jour­naux intimes ? Pour­quoi cette vio­lence contre lui, ce refus d’accepter qu’il ne se com­porte pas comme un mâle ordi­naire ? Pour­quoi ce manque de ten­dresse ?

Doris s’efforce de répondre sin­cè­re­ment mais les points de vue s’opposent. Les séquences vidéos sont assez courtes. Stan/Falk prend alors le relais pour com­plé­ter sa ver­sion des faits, dire la vio­lence res­sen­tie, la néces­si­té de s’enfuir pour sur­vivre.

Photo

Stan/Falk ne peut – ne veut — ren­trer dans la mai­son du père, alors il campe dans le jar­din.
© Jean-Louis Fer­nan­dez

Auto­fic­tion

Puis les vidéos cessent et Stan/Falk évoque la décou­verte de son homo­sexua­li­té. Ses sen­ti­ments pour Kons­tan­tin un cama­rade de classe, qui télé­pho­ne­ra un soir à la mai­son et déclen­che­ra une vio­lente scène de sus­pi­cion, d’inquisition. Son père le frappe. Sa mère et sa sœur ne réagissent pas.

On est en 1983 : Falk, né en 1969, a 14 ans.

[ Eclai­rage – Adop­té en 1872, l’ar­ticle 175 du Code pénal alle­mand répri­mant l’ho­mo­sexua­li­té n’a été abro­gé qu’en 1994 et a entraî­né des condam­na­tions jusque dans les années 1970. Un pro­jet de loi les réha­bi­li­tant a été dépo­sé. Entre les années 1950 et 1960, 50 000 homo­sexuels sont ame­nés devant les tri­bu­naux de la RFA en ver­tu de l’article 175 non abro­gé. Plus de 50 000 hommes ont été condam­nés et 100 000 pro­cé­dures d’en­quête ont été ouvertes, en appli­ca­tion de l’article 175 entre 1949 et 1990.

En 1994, le Bun­des­tag pro­clame l’a­bro­ga­tion de l’article 175 et la majo­ri­té sexuelle passe de 14 (dans les nou­veaux Län­der) à 16 ans, dans le cadre du pro­ces­sus de réali­gne­ment juri­dique s’o­pé­rant à la suite de la réuni­fi­ca­tion alle­mande de 1990. Source Wiki­pé­dia]

Stan/Falk dénonce les faux-sem­blants qui per­mettent d’afficher l’harmonie fami­liale. L’essentiel est de sau­ver la face. Il raconte cette agres­sion dont il a été vic­time devant une bras­se­rie par deux types à qui ses vête­ments et son com­por­te­ment ne plai­saient pas. Per­sonne n’était venu à son secours. Chaque matin, il en voit la cica­trice dans le miroir.

Plus tard, Stan/Falk revient sur le jour du décès du père, ce géni­teur qui, jus­qu’à son der­nier souffle, ne réus­si­ra pas à bri­ser le mur du silence ni à tendre la main à son fils. Les mots sont ter­ribles.

Kons­tan­tin, l’agent lit­té­raire et « le bon silence »

De retour au pays, Stan/Falk parle au télé­phone à son amour de jeu­nesse, marié à une femme, père de deux fils. Ques­tions inquiètes sur les sen­ti­ments qui les ont liés. Ne se sont-ils pas aimés ? Kons­tan­tin n’a‑t-il pas envie de venir par­ler avec lui ? Décep­tion.

Peu après, chan­ge­ment de registre, Stan/Falk échange des pro­pos vifs avec son agent lit­té­raire qui trouve que le texte en ges­ta­tion peine à venir. Le dra­ma­turge froisse beau­coup de feuilles tant le récit de ses sou­ve­nirs est dif­fi­cile à for­mu­ler. Un vent mau­vais souffle vers lui des feuilles vierges et blanches trans­for­mant la scène en pay­sage arc­tique.

Photo

© Jean-Louis Fer­nan­dez

Dans le jar­din fami­lial où il campe, Stan/Falk se laisse aller au « bon silence » celui de la médi­ta­tion, sur son his­toire, sur l’histoire de la pla­nète. Il se fait du thé sur un réchaud, écoute des airs de sa jeu­nesse, danse, s’habille avec des peaux de bête. Il entre en hiber­na­tion. Gros plan final sur le dino­saure minia­ture. Sym­bole d’un retour à deux cents mil­lions d’années en arrière ? Ce que semble sug­gé­rer la note d’intention signée Falk Rich­ter.

« Les crises sani­taires, éco­lo­giques et éco­no­miques se suc­cèdent et s’accumulent. La guerre est reve­nue en Europe et la catas­trophe cli­ma­tique semble aujourd’hui iné­luc­table. La peur et l’agressivité dominent le dis­cours poli­tique. On entend des voix tou­jours plus nom­breuses qui réclament des figures de lea­ders auto­ri­taires. Un patriar­cat réac­tion­naire revient en force. La liber­té conquise de haute lutte et l’égalité de tous les êtres humains sont à nou­veau mena­cées, y com­pris dans les socié­tés occi­den­tales. Que nous arrive-t-il ? Sommes-nous en train de perdre notre ave­nir ? Sommes-nous blo­qués dans notre pas­sé, condam­nés à le répé­ter ? Ce pas­sé non digé­ré hypo­thèque-t-il notre ave­nir ? »

La pièce met en paral­lèle les trau­ma­tismes pas­sés, ceux de la jeu­nesse, et le malaise pro­vo­qué par les crises d’aujourd’hui : crise cli­ma­tique, crise démo­cra­tique, crise des valeurs huma­nistes. Le pro­pos est pas­sion­nant, jamais abs­trait, tou­jours au plus près des réac­tions et sen­ti­ments de Falk Rich­ter, ado­les­cent ou quin­qua­gé­naire. Le dra­ma­turge se livre tout entier et trouve en Sta­nis­las Nor­dey un com­plice sen­sible et géné­reux, un frère.

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